Notes sur le communisme en tant que mouvement réel
«Le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses»
Marx et Engels: L’Idéologie allemande
La critique du capitalisme est tellement présente et centrale dans nos débats que parler de communisme peut parfois sembler arbitraire, pas très sérieux, comme s’il s’agissait d’avoir un peu d’espace pour laisser libre cours à son imagination et se donner du courage pour continuer à se battre. Ce qui est réfléchi, ce qui nous définit, c’est la négation de cette société. Laissons à ceux qui naîtront après la victoire de la révolution le soin de construire le nouveau monde. Négation et affirmation sont dissociées et se succèdent.
À la base de ce raisonnement, il y a l’idée que, dans l’histoire de l’humanité, il n’est pas possible de parler de l’avenir, qu’il n’y a pas d’affirmations vraies sur l’avenir. En dehors d’une approche réaliste et scientifique, seuls les croyants et les hommes politiques parlent de l’avenir. Les croyants peuvent en parler parce qu’il est déjà écrit, la prédestination religieuse annulant toute notion réelle et effective de l’avenir. Les politiciens parlent de l’avenir pour parler de ce qu’ils vont faire, des mesures qu’ils vont mettre en œuvre, de la stratégie élaborée dans ce but. En vertu et dans l’optique de ce raisonnement, pour nous, communistes, parler de l’avenir est soit une prophétie religieuse, soit un programme électoral.
Mais lorsque Marx et Engels parlait du communisme en tant que mouvement réel, ils ne faisaient rien de tout ça. Comme eux, nous pouvons parler de l’avenir dans la mesure où il s’exprime dans le présent. Il s’exprime non seulement comme condition du possible, le capitalisme ayant produit les conditions historiques qui font que le communisme soit réalisable, mais qui plus est, ces conditions constituent précisément un mouvement, une force en développement qui, tout en affirmant la possibilité matérielle du communisme, nient les catégories mêmes du capital. Ainsi, plus le capitalisme se développe, plus il remet fortement en cause ses propres fondements. La négation du présent est en même temps une affirmation de l’avenir ou, inversement, l’avenir devient présent par la négation des catégories mêmes qui soutiennent le mode de production actuel. Ce mouvement réel qui annule et dépasse l’état actuel des choses n’est pas un exercice de volonté, ce n’est pas l’exécution collective ou individuelle d’un plan projeté à l’avance, mais le produit des contradictions intrinsèques de ce système qui, cependant, culmine inéluctablement dans ce grand exercice de volonté et de conscience collectives qu’est la révolution communiste. En définitive, nous pouvons faire de véritables affirmations sur le communisme, même si nous sommes encore en plein capitalisme, parce que nous sommes l’expression de ce futur en tant que force matérielle de négation du présent.
C’est pourquoi les révolutionnaires peuvent légitimement parler du communisme. Qui plus est, après la dégénérescence de la vague révolutionnaire de 1917, cela est devenu totalement incontournable. Nous l’avons dit à maintes reprises et nous continuerons à le faire : la contre-révolution stalinienne se caractérise par l’inversion radicale de tous les termes du programme révolutionnaire. L’identification du capitalisme russe, chinois, etc. avec le communisme est une chape de plomb qui continue de peser de tout son poids sur notre classe et sur l’horizon émancipateur de ceux qui aspirent à en finir avec cette société. C’est pourquoi il est si important de définir clairement certaines caractéristiques du communisme, par opposition à cette abominable aberration appelée «socialisme réel».
Commençons par les faits : le capitalisme se caractérise par une socialisation de la production jamais atteinte auparavant. Pour fabriquer un smartphone, par exemple, il faut des matières premières (l’or du Pérou, le cuivre du Chili, le lithium d’Australie, le cobalt du Congo, le tantale du Kenya, le plastique d’Arabie Saoudite, etc.) ; puis elles sont transformées dans des usines aux États-Unis, en Malaisie, en Chine, à Taïwan et au Japon ; ensuite, ces matériaux sont assemblés en Chine et en Asie du Sud-Est, et enfin le produit fini est expédié aux États-Unis à travers le Pacifique ou dans les grands centres logistiques du Kazakhstan, d’où il peut être distribué dans n’importe quel endroit des continents eurasiatique et africain. Si nous prenons la socialisation dans un sens plus large, celle-ci n’a pas lieu uniquement tout au long de la planète, en impliquant des milliers de prolétaires dans différents pays, mais aussi tout au long de l’histoire : en effet, pour produire un smartphone, la quantité de connaissances accumulées – donc de travail accumulé – dans les domaines de l’électronique, de la chimie et de l’informatique par les générations passées est très importante. Aujourd’hui, pratiquement tous les produits – y compris les produits alimentaires – requièrent un grand pourcentage de socialisation. Par conséquent, il y a très peu de producteurs qui peuvent dire ceci est à moi, parce que c’est le produit de mon effort. Dans le capitalisme actuel, non seulement le travail vivant ne représente qu’une très faible partie de l’énorme quantité de travail mort contenue dans les marchandises, mais en plus ce travail vivant est dispersé dans des centaines d’unités de production à travers le monde. L’appropriation du produit n’en reste pas moins privée. La production est extrêmement socialisée, ce qui n’est pas le cas de la distribution – qui s’effectue moyennant l’échange marchand – et donc de la consommation. Cette contradiction est à la base de la difficulté que rencontre la valeur pour se valoriser et provoque, comme nous l’avons maintes fois évoqué, guerres, misère sociale et destruction de la planète.
La seule façon d’en finir avec cette contradiction catastrophique est de mettre fin à la marchandise. Pour cela, il faut planifier la production de telle sorte qu’elle ne soit pas régie par la main invisible du marché a posteriori – va-t-elle se vendre ou non – mais par la prévision a priori des besoins humains au niveau mondial, c’est-à-dire au niveau de l’espèce. Mais ce n’est pas tout. Pour en finir réellement avec la marchandise, il faut rompre avec la fragmentation de la production en de multiples unités productives – qu’il s’agisse de coopératives sectorielles ou de communes territoriales – ayant leurs propres intérêts particuliers. Cela implique que la planification de la production et de la distribution soit centralisée, pour répondre à deux critères fondamentaux : la production doit tendre à satisfaire les besoins de l’ensemble de la population mondiale et pas seulement à répondre aux besoins d’un territoire ou d’un secteur donné, et elle doit être organisée selon un principe d’efficience énergétique tant «externe» des ressources naturelles qu'»interne» de l’effort humain nécessaire pour parvenir à cette fin – ce qui implique un principe de subsidiarité, comme diraient les bourgeois, et pour nous un fonctionnement organique.
Car l’abolition de la marchandise signifie l’abolition du travail salarié, et abolir le travail salarié, c’est reconquérir du temps de vie. Que cela soit matériellement possible est sans doute l’une des caractéristiques les plus évidentes de l’épuisement du capitalisme. D’une part, l’expulsion du travail vivant causé par le développement des forces productives conduit à des quotas croissants de précarité et de chômage structurel, transformant l’ancienne armée de réserve industrielle en une population superflue. D’autre part, la pression à la baisse sur la création de valeur nouvelle qui en découle signifie que la proportion de travail improductif – destiné non pas à produire de la valeur mais à faciliter sa réalisation – augmente considérablement à mesure que la crise du système s’aggrave. Ainsi, en éliminant toutes les fonctions superflues requises par la production marchande – policiers, juges, publicitaires, financiers, bureaucrates, politiciens, enseignants, serveurs -, en réduisant les niveaux de production, en partageant entre tous l’activité restante nécessaire à notre reproduction en tant que société, le temps de travail nécessaire sera réduit à sa plus simple expression. La socialisation de la distribution et de la consommation, ainsi que la socialisation totale de la production par la suppression des unités productives séparées, impliquent l’abolition de la division sociale du travail, à travers laquelle la plus grande partie de la population est occupée à des travaux manuels, une partie plus restreinte à des travaux intellectuels et une dernière partie, encore plus restreinte, à vivre tout simplement du travail d’autrui. Le partage des tâches sera basé sur la capacité et la volonté de chaque membre de la société.
C’est pourquoi, les personnes dépendantes, les enfants et les personnes âgées ne seront pas écartés de la population «active», cloisonnés dans des écoles, des résidences ou des crèches, mais, selon leurs capacités et leurs besoins, ils participeront activement à la production et à la reproduction de la société. En même temps qu’ils y participeront, ils seront pris en charge collectivement par celle-ci. Les soins ne seront donc plus limités ou hiérarchisés par les rapports de parenté et de couple, qui à leur tour ne seront plus séparées du reste de la communauté par la structure familiale. Sans propriété à transmettre en héritage et sans la séparation entre production et reproduction caractéristique du capitalisme, la famille tendra à disparaître. De même, avec la fin de la division sociale su travail, l’école sera également supprimée. La formation spécifique dans certains domaines du savoir ne sera plus confinée en son sein ou restreinte à des périodes limitées de la vie ; elle ira de pair et se réalisera à travers l’activité productive elle-même tout au long de l’existence individuelle, et bien sûr aussi pendant le temps libre consacré au développement des qualités intellectuelles et créatives de chacun. Comme il se doit dans une société complexe, il existera une division technique du travail car tout le monde ne pourra pas tout savoir dans tous les domaines, mais la grande disponibilité de temps libre, la possibilité de passer d’un type de tâche à un autre dans un processus de formation continue et la quantité de connaissances accumulées et automatisées sous la forme d’outils technologiques permettront de relativiser sa portée dans la société communiste.
De même, l’abolition de la division sociale du travail permettra de supprimer la vieille séparation entre ville et campagne, que le capitalisme lui-même a déjà partiellement abolie – de façon négative – en transformant l’agriculture en agro-industrie, le paysan en entrepreneur agricole ou en journalier, et la culture liée à la campagne en folklore et en tourisme rural. Alors qu’en se développant le capitalisme concentre le capital en des points précis de la géographie, en rassemblant la main-d’œuvre et en créant des mégapoles qui agglutinent la population de tout un pays dans le cadre d’une seule ville, dans le communisme, la ville et la campagne cesseront d’exister en tant que telles. Les villes n’auront pas besoin d’être aussi grandes que les métropoles actuelles, puisque les gens ne se déplaceront plus vers les machines pour aller travailler vu que les activités productives seront organisées aux alentours de l’endroit où ils se trouvent. Elles ne seront pas non plus aussi petites que les villages actuels – du moins pas en règle générale – parce que, d’une part, la densité de population actuelle ne le permet pas, et d’autre part aussi parce qu’un critère fondamental d’efficience énergétique exige que la durée des transports soit plus courte et requiert la fin de l’atomisation des logements individuels dans le but de réduire la consommation d’énergie. Il faut ajouter qu’il sera absolument nécessaire que la nature sauvage occupe une partie beaucoup plus importante du territoire, dans le cadre d’une stratégie générale de restauration du système climatique et de l’équilibre de la biosphère.
Parce que l’efficience énergétique, c’est-à-dire la satisfaction des besoins sociaux avec le moindre effort humain et naturel possible, sera un critère fondamental pour organiser la production et la consommation. Il s’agit d’une logique opposée à la logique capitaliste, où la diminution de l’effort humain, c’est-à-dire le remplacement du travail par des machines, requiert une plus grande quantité de biens à vendre, donc une plus grande consommation de matières premières et d’énergie pour les produire et les distribuer aux quatre coins du monde. Dans le capitalisme, toute économie d’énergie humaine entraîne une dépense beaucoup plus importante de ressources énergétiques. Qui plus est, la baisse du coût de la production d’énergie ou optimisation de la consommation productive n’implique pas une réduction de la demande d’énergie et de matières premières, elle entraîne une baisse des coûts de production, une augmentation des profits qui sont en grande partie investis dans une nouvelle croissance de la production – en définitive, cela implique une plus grande consommation d’énergie et de matières premières. Dans le capitalisme, le gaspillage est gigantesque, qu’il s’agisse du gaspillage du travail humain – car sans salaire, il est impossible d’accéder aux moyens de subsistance, même au travers d’activités des plus superflues – ou qu’il s’agisse de celui des moyens qui sont disponibles dans la nature pour que toutes les espèces puissent survivre.
Tout au contraire, une fois la valeur abolie au niveau mondial, la répartition de l’effort social cessera de se faire dans notre dos, organisée par la main invisible du marché qui dicte où investir le travail mort (le capital) et le travail vivant (la force de travail) en vue de la réalisation du profit. Le travail sera alors organisé de façon consciente, en fonction des besoins non seulement des générations actuelles mais aussi des générations futures. Le critère ne sera donc plus l’accumulation de valeur, la production pour la production, mais la préservation et le perfectionnement des moyens de subsistance existants au fil du temps et dans le monde entier. Compte tenu des niveaux de production de marchandises actuels, qui augmentent parallèlement à la misère sociale, le communisme devra obligatoirement réduire considérablement la production. Celle-ci n’étant plus orientées vers l’accumulation du capital mais vers les besoins humains, de nombreuses technologies n’auront plus aucune raison d’être et seront reléguées, dans le meilleur des cas, dans le musée de l’histoire ou dans les encyclopédies. D’autres seront réorientées, en se servant des connaissances qui y sont accumulées et en reconsidérant leur fonctionnalité. D’autres, enfin, seront créés par la nouvelle société en fonction des nouveaux besoins. Mais le communisme ne peut en aucun cas être le fruit d’une décomplexification sociale. Le communisme n’est pas anti-développementaliste, mais anti-productiviste. Bien au contraire, la seule façon d’affronter les grands problèmes hérités du capitalisme est de libérer les forces sociales entravées par les rapports sociaux de celui-ci, et de donner naissance à un nouvel organisme social complexe, mondial et harmonieux.
En socialisant la production et la distribution, on ne supprime pas la propriété privée au profit d’une propriété publique aux mains de l’État : on supprime toute forme de propriété et d’État. Là encore, c’est un élément que l’avancée du capitalisme fait remonter à la surface. Comme Marx le soulignait déjà dans Le Capital, le développement des forces productives autonomise la propriété par rapport à la valorisation du capital. L’investissement croissant en machines pour faire fonctionner les usines conduit les capitalistes eux-mêmes à chercher des solutions, comme les sociétés anonymes ou le recours au crédit, séparant ainsi la propriété juridique de l’entreprise ou du capital des fonctions managériales et techniques dans l’usine. Contrairement à l’ancienne époque du capitalisme libéral, qui était encore de mise idéologiquement lorsque Ford, dans les années 1920, se vantait de n’avoir jamais eu à s’endetter pour réaliser un nouvel investissement, à partir des années 1930 et surtout après la Seconde Guerre mondiale, le système a fait un grand bond en avant dans la socialisation. Dès lors, il apparaît clairement que la propriété légale n’est pas la chose la plus importante. Ce qui importe, c’est que le capital bouge et prenne de la valeur, que l’argent circule et que les marchandises soient vendues, quel qu’en soit son propriétaire : il peut s’agir d’une entreprise privée, d’un État ou d’une entreprise divisée en actions qui, en un jour, passent dans des milliers de mains sur le marché boursier. Le capitalisme en a fini avec la fonction de la propriété, tel que la connaissaient les anciennes sociétés de classes. Le communisme n’aura pas à faire grand chose pour la renverser. Ainsi, la notion de propriété comme affirmation du droit exclusif d’user et d’abuser de ce que l’on possède, sera remplacée par la notion d’usufruit : les moyens de survie, qu’ils soient le produit de processus naturels ou du travail humain, seront utilisés puis rénovés, dans la mesure du possible, pour les générations futures. De même, en abandonnant l’impératif de la production permanente de valeur nouvelle, le produit sera réalisé en suivant un critère de durabilité en privilégiant, pour des raisons évidentes, le maintien de ce qui existe par rapport à la production nouvelle. L’abolition de la propriété provoquera l’effondrement de l’édifice historique des classes sociales. On peut constater ainsi qu’en détruisant le capitalisme on n’anéantit pas seulement son mode de production spécifique, on démantèle en même temps les fondements mêmes des sociétés divisées en classes dans leur ensemble. Ou, dit d’une autre façon : on peut affirmer que le capitalisme est la dernière société de classe de l’histoire, parce que l’automatisme de la valeur et sa dimension mondiale empêchent son effondrement, et parce qu’en produisant les conditions matérielles du communisme, son propre développement nie et ses catégories spécifiques, et celles qui l’ont précédé dans les formes prises par les sociétés divisées en classes du passé.
Lorsque Marx, dans l’introduction à la Contribution à la critique de l’économie politique, affirme que l’édifice juridique et politique s’érige sur la base réelle de la structure économique de la société, il ne se contente pas de constater que le droit et la politique sont des reflets mécaniques des mouvements économiques. Il allait bien plus loin. Il définissait l’État comme une métamorphose de la valeur, c’est-à-dire comme des rapports sociaux déterminés par le mode de production sous le capitalisme, dont la logique et le fonctionnement sont une émanation de la logique et du fonctionnement de la valeur. Ainsi, la séparation entre le domaine public et le domaine privé, entre la société civile et l’État, est une exigence de la production marchande, dans laquelle l’État doit s’élever au-dessus des classes et des fractions concurrentes au sein de la classe dominante, afin de mieux défendre les intérêts du capital en général. Pour comprendre cela, il est fondamental de comprendre qu’une société divisée en classes est une société déchirée par des contradictions structurelles. Comme l’explique Engels dans L’origine de la famille, l’État émerge de ces contradictions, de ces antagonismes irréconciliables entre les classes, pour amortir les affrontements et pour les maintenir dans les limites de l’ordre établi. Tant que la révolution ne s’étendra pas au monde entier et n’aura pas supprimé définitivement la valeur, les classes sociales continueront d’exister et la dictature du prolétariat se réalisera sous forme d’un semi-État. Et le fait est que, contrairement à ce que préconise l’anarchisme, l’État ne peut être aboli : pour le supprimer réellement, il est indispensable d’éradiquer les rapports sociaux qui le produisent, c’est-à-dire la valeur, la marchandise, la propriété privée. Une fois que la révolution a triomphé au niveau mondial, avec la socialisation complète de la production et de la distribution, avec l’abolition des classes sociales et de la division sociale du travail, le semi-État prolétarien s’éteint, car les fonctions pour lesquelles il a été créé disparaissent.
Comme nous l’avons expliqué par le passé, le droit [derecho] transfère la logique de l’égalisation abstraite de la valeur dans le domaine des rapports entre les personnes. C’est la forme historique que prend la réglementation des rapports sociaux sous le capitalisme, comme c’était le cas de la religion dans les sociétés de classes antérieures. C’est la forme de régulation sociale qui correspond à une société d’individus isolés aux intérêts opposés et qui ont des rapports entre eux en tant que détenteurs de marchandises. L’égalité abstraite du droit, comme l’explique Marx dans la Critique du Programme de Gotha, est profondément inégalitaire, car elle ne tient pas compte des différences intrinsèques des différents individus. Cette logique égalisatrice subsistera dans la première phase du communisme après l’abolition de la valeur, dans la mesure où la période de transition maintiendra encore le principe «à travail égal, rémunération égale», bien que 150 ans après la rédaction de cette critique, nous serons certainement en mesure de raccourcir considérablement cette première phase. Alors, nous préconiserons avec Marx la suppression de toute forme de droit et nous soutiendrons l’autorégulation de la société d’après le principe «de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins».
Le communisme ne supprime pas les conflits personnels qui font partie de toute vie sociale, mais en éliminant la marchandise et les classes sociales, il éradique les antagonismes structurels qui ont articulé et mobilisé la société depuis l’apparition de la propriété privée. Ainsi, les membres de la communauté n’ont plus à s’opposer les uns aux autres pour survivre, mais travaillent ensemble dans un même but, la reproduction de leur vie en commun. Alors, la nécessité historique du droit disparaît. Naturellement, il y aura des lignes directrices qui orienteront le comportement social des individus, de sorte que les membres de la communauté seront formés pour atteindre de la meilleure façon possible leur propre réalisation individuelle, qui coïncidera avec la réalisation de la société elle-même. Les conflits, les problèmes, les attitudes antisociales qui peuvent surgir ne seront plus structurels mais le produit du caractère personnel et d’une situation concrète et, en tant que tels, ne pourront pas être traités à partir d’une législation abstraite, de l’égalité des droits et des devoirs, mais à partir de la spécificité des personnes et des situations en conflit. Le communisme ne supprime pas les difficultés de la vie sociale, mais il les traite par les mécanismes immanents d’autorégulation d’un organisme social dans lequel les intérêts des individus et ceux de la société dans son ensemble ne sont pas séparés ou opposés. Il n’existe donc pas de «droit socialiste», tout comme l’idée d’un «État socialiste» est un oxymore stupide et aberrant.
S’il y a une caractéristique qui définit le communisme, c’est qu’il s’agit d’une forme d’organisation sociale qui s’autorégule par des mécanismes immanents, intrinsèques, organiques, parce qu’il s’agit d’une organisation sociale consciente, la première dans l’histoire de l’humanité. Les formes sociales précapitalistes avaient une bonne connaissance empirique de leur environnement et, au fil du temps, elles ont accumulé des savoirs transmis de génération en génération, savoirs que le capitalisme a d’abord méprisés et marginalisés, avant de tenter de les récupérer et de les transformer en marchandises. Mais ces savoirs étaient médiatisés et articulés par la religion, c’est-à-dire par la mystification du rapport des êtres humains avec la nature et avec eux-mêmes. Le capitalisme a tellement dévasté notre environnement et atomisé nos rapports sociaux qu’un retour à des formes de vénération sacrée de la nature et de la communauté peut parfois sembler souhaitable. Cependant, ce trait des sociétés précapitalistes est inséparable de leur profond traditionalisme, car leur organisation sociale n’est pas déterminée par l’activité consciente de leurs membres, mais apparaît comme un produit des ancêtres et, en dernière instance, des divinités. Avec l’autonomisation du travail par rapport à la terre dans le féodalisme et la subordination, dans ce mode de production, de la terre au travail et donc au capital, la nature et la communauté elle-même n’apparaissent plus comme des entités immobiles et sacrées, mais comme le produit de notre propre activité. Elles sont donc susceptibles d’être comprises rationnellement sans mystifications religieuses et, par conséquent, elles peuvent changer, se transformer consciemment. La pleine émancipation était impossible sans passer par cette étape.
Mais cela ne signifie pas que le capitalisme soit dépourvu de mystifications. Au contraire, la marchandise et sa logique deviennent une forme particulière de religion qui déteint sur tout. Comme il ne pouvait en être autrement quand il s’agit de la dernière société divisée en classes de l’histoire, le capitalisme développe en son sein toutes les potentialités pour comprendre et diriger consciemment l’organisme social et appréhender son rôle dans la nature. En même temps, c’est la forme d’organisation sociale la plus inconsciente de toutes celles qui ont existé, car son fonctionnement est régi par des mécanismes automatiques qui échappent totalement à la décision de ses membres. C’est ce qui explique que tout en étant plus que jamais conscients de se diriger vers leur anéantissement, ils soient incapables de changer de cap en s’appuyant sur les mécanismes sociaux existants. On le constate aujourd’hui avec la catastrophe climatique et la destruction de la biosphère, mais on pouvait aussi très bien s’en rendre compte il y a cent ans avec le déclenchement de la Première et de la Deuxième guerre mondiale, lorsque le massacre de millions de personnes et la destruction des plus grandes économies mondiales étaient aussi indésirables qu’inévitables – sans qu’une révolution, comme celle de 1917, ne vienne y mettre fin en tentant de renverser ces mécanismes.
Dans toutes ces formes sociales, c’est donc l’activité, la praxis inconsciente de la société, qui détermine son avenir. Le communisme est l’inversion de cette praxis. En supprimant les automatismes de la marchandise, il libère toutes les potentialités d’auto-connaissance rationnelle que le capitalisme a produites et les met au service de l’espèce et de la restauration de son habitat. La planification de la production au niveau mondial implique donc la projection consciente de notre activité sociale en vue de la production et de la reproduction de la vie des générations présentes et futures. En mettant fin à toute forme de propriété et donc à la division de la société en classes, la société cesse d’être en contradiction avec elle-même, ce qui revient à dire que les objectifs particuliers de ses membres cessent d’être en contradiction avec ceux de l’ensemble de la société. L’être humain peut alors développer harmonieusement ses qualités spécifiques en tant qu’espèce, sa nature spécifique, au sens où nous l’avons expliqué dans Déterminisme et Révolution. [Determinismo y revolución]
C’est ainsi qu’il faut comprendre l’affirmation des Manuscrits de 1844 selon laquelle, dans le communisme, la nature s’humanise et l’être humain se naturalise. L’être humain se naturalise parce que l’individu n’est plus en opposition avec cette partie de lui-même que sont les autres. Le travail cesse d’être un moyen pour survivre et devient «la réalisation de ma vie individuelle, la particularité de mon individualité» objectivée dans le produit de mon effort et réalisée dans la satisfaction des besoins et des désirs des autres (Cahiers de Paris), comme dans la production artistique elle-même qui, même lorsqu’elle se fait dans la solitude, cherche à dialoguer avec soi-même comme s’il s’agissait d’un autre. À son tour, la nature s’humanise parce qu’elle cesse d’être la force étrange et surnaturelle, à la fois bienfaisante et menaçante, mais toujours mystérieuse, qu’elle était pour les sociétés passées. L’homme comprend sa place dans le système complexe de la vie, l’effet de son activité sur celui-ci, et comment il peut restaurer et préserver ses équilibres. Il peut le faire parce qu’il est lui-même en équilibre, parce que non seulement il sait comment le faire mais aussi parce qu’il détient les rênes de son activité pour ce faire. En ce sens, le communisme est la nature qui se connaît elle-même, l’affirmation de l’être humain dans son essence communautaire, le dépassement définitif de cet intervalle entre le communisme primitif et le communisme intégral occupé par les sociétés divisées en classes.